Quels sont les points communs entre les hommes et les arbres ?
D’abord, nous sommes tous faits de la même matière, que l’on soit homme, arbre, ver de terre ou bactérie, des mêmes briques élémentaires que sont les sucres, les lipides, les acides aminés, et même les bases de l’ADN, la molécule informative formant les chromosomes. N’oublions pas que nous avons plus du tiers de nos gènes communs avec ceux de la jonquille ou du chêne… Car toutes les espèces terrestres sortent du même creuset ! Nous avons tous le même ancêtre commun, unicellulaire (LUCA pour Last Unicellular Common Ancestor) à partir duquel toutes les lignées ont évolué et divergé.
Ensuite, arbres et hommes vivent dans le même milieu, le milieu aérien, et sont donc confrontés aux mêmes contraintes (milieu peu dense et non porteur, milieu desséchant et aux amplitudes thermiques importantes, milieu soumis aux rayonnements du soleil…). Nous avons donc en commun des réponses adaptatives qui se ressemblent dans leurs grands principes. Par exemple, pour se tenir debout dans l’air, il faut un squelette, qu’il soit d’os ou de bois. Dans cette idée de réponse aux contraintes de l’environnement, arbres et hommes ont développé des stratégies adaptatives qui ont de nombreux points communs.
En tant que chercheur, vous vous refusez à humaniser les arbres. Pourquoi ?
Parce que hommes et arbres (chêne, hêtre, épicéa…) ne sont pas les mêmes espèces. Les lignées évolutives auxquelles ils appartiennent sont même éloignées, car bien que l’ADN soit universel, l’agencement de ses bases dessine des gènes différents. D’un point de vue phylogénétique (liens de parenté), nous sommes beaucoup plus proches des champignons que des arbres. On devrait humaniser les cèpes ou les girolles plutôt que les arbres puisqu’ils sont plus proches de nous ! De plus, même si certaines stratégies adaptatives se ressemblent, elles ne sont pas toutes analogues, loin de là, car un arbre a à faire face à une contrainte majeure que nous n’avons pas, nous : la vie fixée ! Les arbres (et les plantes en général) ont développé des processus uniques pour survivre, tels que se nourrir sans bouger en se contentant de ce qui est autour de soi (la photosynthèse), se défendre sans fuir, communiquer sans bouger, se reproduire, coloniser le monde, etc… Et pour tout cela, il leur faut percevoir le monde, ce que les arbres font de manière permanente et bien plus finement que nous ! Ils analysent en continu, comme un laboratoire ouvert 7 jours sur 7 et 24h sur 24, toutes les fluctuations de leur milieu, qu’elles soient physiques (température, lumière, eau, acidité du sol, force du vent, gravité…) ou vivantes (présence de congénères, attaques de pathogènes…).
On a identifié plus de 700 capteurs sensoriels différents dans le monde végétal ! Il y a donc plein de capacités propres aux arbres (et aux plantes) qui n’existent pas chez l’homme. Humaniser les arbres, c’est nier leurs capacités et leur refuser leur « végétalité ». Et pourquoi vouloir à tout prix qu’ils nous ressemblent ? Parce que la différence fait peur. Humaniser ce qui est différent, ce que l’on ne comprend pas ou mal, est un moyen de se rassurer, de garder le contrôle. Pourquoi vouloir à tout prix humaniser les arbres et pourquoi pas les navets ou les betteraves, qui sont très proches des arbres ? Seraient-ils moins nobles et donc moins dignes de nous être comparés ? Il y a là l’expression d’un anthropocentrisme insupportable, qui cherche à placer l’homme en dehors de la nature, au-dessus des espèces « indignes », n’accordant qu’aux arbres le « privilège » de nous ressembler…
L’attribution de caractéristiques humaines aux arbres conduit certains acteurs à condamner toute coupe de bois. Qu’en pensez-vous ?
On atteint là le summum de l’anthropomorphisme (attribuer des caractéristiques humaines aux non humains), pour, comme je l’ai dit plus haut, flirter avec l’anthropocentrisme. Encore une fois, si certains acteurs condamnent la coupe de l’arbre car décidément, il nous ressemble trop, il faudrait en toute logique qu’ils condamnent aussi les crudités, les plats de haricots, le pain, les paniers de fruits, la chemise de lin et le jean… Pour faire simple, ils devraient condamner toute utilisation des plantes, quelles qu’elles soient. Un monde impossible à imaginer, convenons-en ! Car comme toute espèce vivant dans un écosystème complexe, l’homme dépend des autres espèces pour survivre aux contraintes environnementales. Le bois ne fait pas exception. C’est un matériau végétal dont l’homme a besoin pour se loger, se protéger du froid en utilisant son énergie, se meubler. Ces mêmes acteurs qui condamnent les coupes de bois n’ont-ils pas des cheminées ou des poêles à granulés ? Des lambris et des parquets dans leurs maisons dont les charpentes sont en bois ? Un lit dans lequel se coucher et une table pour s’y asseoir en famille ?
Bien sûr, la gestion des forêts et la question des coupes de bois est un sujet à débat. Aujourd’hui les coupes rases scandalisent mais on oublie au passage que les arbres qui y sont abattus ont été plantés par nos parents il y a quarante ans dans ce but de récolte unique. Bien sûr, on sait maintenant qu’une forêt mixte (des feuillus et des résineux qui poussent ensemble) présente une plus grande résilience face aux catastrophes naturelles (attaques parasitaires, sécheresse…) qu’une plantation monospécifique (une seule espèce plantée comme un champ de bois), surtout si cette dernière est plantée en dehors de sa zone d’origine (comme les épicéas en plaine par exemple). Les coupes rases laissent les sols à nu et accélèrent leur destruction. L’utilisation de gros engins forestiers tasse les sols et les asphyxie. De plus, les vieux arbres dans les forêts mixtes sont d’une importance capitale pour la biodiversité et l’équilibre de la forêt, mais on ne laisse plus le temps aux arbres de vieillir. En bref, l’exploitation des arbres pour leur bois n’évoque que du négatif dans l’imaginaire collectif, surtout en ces temps de réchauffement climatique où l’on sait que les arbres et les forêts sont des puits de carbone précieux pour décarboner l’atmosphère. Il n’empêche qu’on a besoin de bois, surtout que c’est un matériau renouvelable donc durable. Je pense donc qu’il faut être moins manichéen, ne pas simplifier à l’extrême en pensant qu’il y a d’un côté « les bons acteurs » et de l’autre les « mauvais ». Je pense que nous avons besoin de bois aujourd’hui comme demain, et que les deux systèmes, forêts mixtes dont la gestion est sur le temps long et plantations sur des temps plus courts, peuvent être couplés. Et d’ailleurs, les deux modes de sylviculture sont susceptibles d’être gérés durablement, en favorisant les prélèvements et la régénération naturelle, plutôt que les coupes rases.
Les arbres et les forêts sont de plus en plus placés au centre du débat public. Comment analysez-vous cet intérêt croissant ?
Les connaissances scientifiques sur les arbres ont explosé depuis 30 à 40 ans. Les capacités des arbres sont finement étudiées dans les laboratoires et l’on découvre toujours des prouesses insoupçonnées chez ces êtres qu’on ne voyait que comme décor, dépourvus de sensibilité biologique (la capacité de percevoir des signaux et d’y répondre de manière adaptée), ainsi qu’Aristote les avait décrits il y a 24 siècles. Cette pensée aristotélicienne a traversé les temps et imprègne encore fortement nos sociétés humaines. Ce changement profond de paradigme place les arbres (et les plantes en général) sur le devant de la scène !
De plus, nos sociétés occidentales se sont fortement éloignées de la nature, frappées de cette fameuse cécité botanique qui fait qu’on ne voit pas/plus les plantes autour de nous. Nous avons oublié que sans le « vert », il n’y a pas de vie animale et humaine sur cette planète ! Or, les crises qui frappent nos sociétés, crises climatiques, économiques, énergétique, sanitaires, etc, font que l’homme s’interroge, frappé par la peur de disparaître. Le grand public ressent le besoin de se reconnecter au vert et c’est très bien ! Des ouvrages grand public, livres, articles, films, sont parus ces dernières années, informant le public du fonctionnement des arbres, même si certains d’entre eux ont abusé de l’anthropomorphisme jusqu’à l’anthropocentrisme, conduisant le spectateur, le lecteur à s’identifier aux arbres ou à ne voir en eux que des « hommes de bois ». Il n’empêche que ce courant prend de l’ampleur et fait bouger les lignes ! Nos dirigeants parlent maintenant des forêts et communiquent sur leur préservation et leur replantation. Les médias s’emparent du sujet, vendeur. Il faut cependant que le scientifique et le gestionnaire forestier aient leur place dans ce débat, pour conseiller au mieux la prise de décisions, ce qui n’est pas encore devenu suffisamment une réalité.