Dans le cadre de l’organisation prochaine d’Assises de la forêt et du bois, nous donnons la parole à celles et ceux qui oeuvrent au quotidien pour la protection des forêts. Rencontre avec Philippe Riou-Nivert, ingénieur forestier spécialiste des résineux.
En tant qu’ingénieur forestier expérimenté, quel regard portez-vous sur les critiques socio-environnementales émises par certaines associations contre la gestion des forêts en France ?
Les forestiers portent un regard circonspect en général sur ces critiques. Elles s’appuient sur des cas réels, mais ponctuels, et locaux, qui sont montés en épingle et généralisés, grâce à une utilisation, il faut le reconnaître, très performante des réseaux sociaux. C’est dommage, car cela jette le discrédit sur l’ensemble de la gestion forestière française, qui est pourtant très encadrée et qui est une gestion durable.
Comment poser les fondements d’un débat dépassionné entre tous les acteurs de la société civile ?
Je pense qu’il faudrait commencer par montrer la réalité du travail quotidien des forestiers : propriétaires, gestionnaires, techniciens. Ce sont des gens passionnés par la forêt, mais confrontés à des problèmes réels, que la société civile ne soupçonne pas toujours : des questions climatiques, sanitaires mais aussi financières. Contrairement à ce qu’on entend souvent, on ne fait pas d’argent avec les forêts. La plupart des propriétaires forestiers ont hérité de leur forêt et cherchent à la transmettre en bon état à leurs enfants. Ils sont très attachés à l’aspect patrimonial, paysager et de plus en plus à l’écologie. Nous travaillons beaucoup avec certaines associations environnementalistes, qui ne sont pas du tout agressives vis-à-vis des forestiers. Mais une minorité activiste cherche à nous monter les uns contre les autres, forestiers contre grand public. Je pense que c’est une mauvaise carte à jouer. Dès lors, notre rôle est surtout d’expliquer ce qu’on fait, et de dépassionner le débat. 75% de la forêt est privée. Que ce soit la forêt privée ou la forêt publique, on a des techniciens sur le terrain. On organise des stages, des réunions de propriétaires pour montrer les diverses options de gestion durable ainsi que des réunions autour de la biodiversité, du stockage de carbone, du changement climatique… On mène principalement une communication de terrain. C’est un travail de fond un peu souterrain.
Les coupes rases notamment concentrent les critiques des associations. Quelle place occupe ce mode de sylviculture dans les pratiques ?
Les coupes rases font partie intégrante de la gestion en futaie régulière. Un peuplement régulier est constitué d’arbres qui ont le même âge, et poussent jusqu’à un diamètre d’exploitabilité choisi. Une fois ce diamètre atteint, on coupe le peuplement. C’est un mode de gestion qui est très classique, et qui existe depuis longtemps. Auparavant d’ailleurs, la coupe rase était aussi la règle dans le cadre de la gestion en taillis qui était majoritaire en France. En futaie, on fait des coupes rases tous les cinquante à cent cinquante ans selon les essences. C’est du très très long terme. La coupe permet ensuite de renouveler le peuplement : soit par plantation, soit par régénération naturelle (coupes progressives). Aujourd’hui, on estime que 50% de la forêt française est gérée en futaie régulière. Mais la surface déboisée par coupe rase ne représente que 0,25% de la surface de la forêt de production. Nous avons une étude en cours sur les coupes rases qui va préciser ces chiffres.
La coupe rase n’est pas anti-naturelle. De nombreux peuplements se renouvellent naturellement, après « effondrement » suite à un aléa naturel (tempête, incendie) notamment les résineux. C’est le cas dans le Grand Nord, où les peuplements sont majoritairement réguliers. Mais en gestion courante, on n’attend pas qu’il y ait une tempête, on coupe par anticipation quand le diamètre d’exploitabilité est atteint. L’intervention de l’homme est ainsi un moyen de renouveler les peuplements. Mais la longueur du cycle fait que le peuplement, à l’échelle d’une vie d’homme, paraît immuable et quand la coupe arrive, ça peut choquer.
D’un point de vue biologique, la coupe permet le développement d’une biodiversité importante qui n’existe pas dans les peuplements fermés. Des saules, des bouleaux et de nombreuses essences pionnières vont apparaître suite à la coupe rase. Il en va de même au niveau animal : certaines espèces ne vivent que dans des terrains éclairés, comme les engoulevents. La cicatrice va s’effacer petit à petit. La coupe rase est une étape visible dans le paysage, mais il ne faut pas dire qu’il n’y a plus de biodiversité. Il ne s’agit pas d’une disparition de la forêt (comme le déboisement des forêts tropicales) mais d’un renouvellement. Les forestiers se battent par ailleurs contre les mauvaises pratiques, liées à une mécanisation mal contrôlée pouvant entraîner des bouleversements du sol. Ceux-ci peuvent en effet être irréversibles, avec des ornières profondes, ou des tassements.
D’autres critiques portent sur l’enrésinement des forêts et l’impact que cela peut avoir sur la biodiversité, qu’en est-il ?
Remettons les choses en place : les peuplements résineux purs sont minoritaires en France : ils représentent 21% de la surface forestière. La forêt française est en majorité une forêt feuillue. Mais l’enrésinement est concentré dans certaines régions. A la suite de la Seconde Guerre mondiale, le fonds forestier national a été créé en 1947 pour financer le reboisement, en particulier dans des régions soumises à l’exode rural, comme le Massif central ou la Bretagne. Des résineux y ont été plantés, parfois sans réflexion suffisante sur l’aménagement du territoire, dans des régions agricoles au départ, sur des surfaces abandonnées qui s’enfrichaient. Il y a parfois eu des mouvements de protestation contre les résineux. On arrive aujourd’hui au moment où tous ces reboisements arrivent à maturité, avec pour conséquences des coupes rases. Et les critiques se focalisent sur certaines régions, comme le Morvan, ou le plateau de Millevaches. Pourtant, les plantations, quel que soit leur âge, ne concernent que 13% de la surface forestière française (à 80% résineuses il est vrai). Le reste, c’est de la forêt qui se régénère naturellement.
Aujourd’hui, on ne peut pas parler de remplacement d’essences feuillues par des résineux. Si on regarde les courbes, on voit que la surface forestière française continue à augmenter de façon importante, avec un doublement de la surface depuis un siècle et demi. Et cet accroissement se fait beaucoup plus en feuillus qu’en résineux : la surface feuillue progresse 20 fois plus vite que la surface de résineux. Il n’y a pas d’enrésinement massif de la forêt française.
Première source d’énergie renouvelable, les forêts sont au cœur de la lutte contre le changement climatique et de la transition énergétique. Elles remplissent aussi des fonctions sociales. Dans quelle mesure est-il possible de conjuguer toutes ces fonctions sans altérer les écosystèmes ?
Les trois fonctions de la forêt : économique, environnementale et sociale, sont inscrites dans le code forestier. C’est ce qu’on appelle la multifonctionnalité, qui s’efforce de conjuguer ces trois fonctions conjointement sur la même parcelle. D’autres pays ont une approche différente. En Amérique du sud, ou ailleurs, on trouve des forêts consacrées essentiellement à la production, composées d’eucalyptus par exemple, des forêts “naturelles” qui sont préservées à des fins environnementales, et des forêts dédiées à l’accueil du public. En France, la forêt est multifonctionnelle et gérée de façon durable, principe auquel les forestiers sont très attachés. Il ne s’agit pas de détruire la forêt, il y a obligation de reboiser dès qu’une parcelle est coupée. S’il y a aujourd’hui une augmentation régulière de la forêt, c’est bien parce qu’elle est gérée durablement. On ne gaspille pas le capital. Cette gestion est très encadrée par la réglementation, avec le Plan simple de gestion pour les forêts privées, et les aménagements pour les forêts publiques, auxquels s’ajoute la certification (PEFC, FSC).
Concernant la qualité des forêts, on critique parfois la futaie régulière : il y a effectivement une période, notamment avec les résineux, entre 15 et 30 ans, où le couvert s’est fermé, et la végétation disparaît en dessous. Si les forestiers n’interviennent pas pour faire des éclaircies, on va simplement avoir une végétation pauvre et un tapis d’aiguilles. L’intervention humaine fait apparaître la lumière, et toute une biodiversité revient. Mais il est vrai que les peuplements résineux, naturellement, poussent sur les sols les plus pauvres, où il y a déjà moins de diversité.
Le concept de forêt primaire est souvent invoqué comme un modèle vers lequel tendre. Est-il souhaitable d’aller vers un modèle de forêt qui serait préservée de toute intervention humaine ?
La question n’est pas de savoir si c’est souhaitable ou non. Ce type de forêt n’existe plus en France. Pourquoi ? Parce qu’une grande partie des surfaces forestières ont été déboisées pour faire place à l’agriculture. Le creux de la vague chez nous a eu lieu après la Révolution où la surface boisée était moitié moindre qu’aujourd’hui. Toutes les forêts actuelles sont artificielles. Même les chênaies emblématiques de 300 ans célébrées par les associations écologistes ont été créées par l’homme à l’époque de Colbert. On avait besoin de chêne pour construire des navires, donc on a fait du chêne. Mais si on avait laissé faire la nature, le hêtre aurait principalement poussé. S’il n’y a plus de forêts primaires, il reste des forêts non gérées. Elles sont hostiles, impénétrables et peu appréciées du public, ce qui n’enlève rien à leur intérêt écologique. En forêt de Fontainebleau par exemple, il subsiste des réserves naturelles qui ont été mises de côté du temps de Napoléon III, elles sont interdites au public et permettent aux écologues de mener des observations. Le forestier, d’après la célèbre maxime de Parade, doit “imiter la nature, mais hâter son œuvre” : on se doit de respecter les cycles naturels, la biodiversité, le sol, mais on ne laisse pas les arbres attendre trois cent ans et mourir tout seuls. Alors pour protéger la biodiversité qui repose notamment sur la présence de bois mort, on laisse des îlots de vieillissement sur pied ou du bois mort au sol. L’idée force aujourd’hui est de promouvoir la diversification. Plus une forêt est variée, mieux c’est, qu’elle soit pseudo naturelle ou artificielle.
Comment la profession évolue-t-elle au regard du changement climatique et de la prise en compte grandissante de l’enjeu majeur représenté par les forêts ?
La forêt stocke 20% du carbone émis annuellement par la population en France, dans le bois sur pied, dans le sol, et dans le bois coupé. Dans une forêt gérée, on a un stockage de carbone très intéressant. Si la forêt n’est pas gérée, les bois finissent par mourir, se décomposer et le carbone retourne dans l’atmosphère. La profession n’est pas critiquée sur le stockage de carbone. La fonction d’atténuation du changement climatique par la forêt est reconnue. Il ne faut pas non plus oublier le phénomène de substitution : si on utilise des produits forestiers, on évite d’utiliser des produits plus émetteurs de carbone, comme l’acier ou le béton…
Cela nous amène à un autre point : dans une forêt non gérée, on ne récolte pas de bois. Or le bois est de plus en plus apprécié et célébré comme un matériau naturel, durable, vivant… et stockeur de carbone. Il y a donc là une forme d’hypocrisie. Si on ne touche plus aux forêts françaises, alors on ira le chercher en l’important parfois à 8000 kilomètres d’ici. Déjà aujourd’hui 30% des planches utilisées en France sont importées, avec l’empreinte carbone que cela représente, alors qu’on ne récolte qu’à peine plus de la moitié de l’accroissement annuel de la forêt française. Sans compter le fait que les forêts dont est issu ce bois d’importation ne sont pas toujours gérées durablement.
Quelle est votre vision de la gestion forestière de demain ?
La question la plus importante est bien sûr celle de l’adaptation des forêts au changement climatique. Comment, par rapport au cycle de la forêt qui est très long, s’adapter à un changement très rapide ? Tout ce qu’on plante aujourd’hui subira le changement climatique de plein fouet dans 50 ans. On sait qu’il y a des espèces autochtones, comme les chênes, qui sont menacées. Dans le Grand Est par exemple, les épicéas, même issus de régénération naturelle, sont ravagés par les scolytes, de plus en plus virulents du fait des printemps doux. C’est un signe du changement climatique. Dans le sud, c’est le pin sylvestre et le châtaignier qui dépérissent alors qu’on les croyait adaptés à la sécheresse. Et quand on fait des projections, dans le Centre notamment, on constate que le climat pourrait bientôt ne plus être bientôt adapté à certains chênes.
Face à ce problème, certaines associations nous disent que les forêts s’adapteront toutes seules. C’est en partie vrai. Mais cette adaptation naturelle est trop lente par rapport à l’avancée du changement climatique. Par ailleurs, les essences du sud migrent vers le nord dix fois moins vite que ce qu’il faudrait. Certains promeuvent la migration assistée. Il s’agit de planter certaines essences du sud davantage au nord pour « aider » la nature. Par exemple, le chêne pubescent : peu important économiquement, poussant dans des régions aux sols assez mauvais, il est plus adapté à la sécheresse. On essaie de l’implanter au nord pour prendre le relais du chêne pédonculé. On travaille beaucoup sur le plan expérimental pour voir comment ces espèces vont s’adapter, et pour en trouver quelques-unes qui tiendront le choc. Il y aura toujours de la forêt dans un siècle, mais ce ne seront pas les mêmes espèces.
Comment expliquez-vous que les professionnels de la forêt bénéficient d’une audience médiatique globalement faible ?
Parce qu’ils travaillent en forêt. Ils ne sont pas sur les réseaux sociaux. On organise régulièrement des réunions techniques et on publie de nombreuses brochures sur les enjeux de la gestion, sur le changement climatique, sur les dégâts de gibier qui sont un fléau qui empêche dans certaines régions toute reconstitution de la forêt, ce qui est très mal connu du public. C’est un travail de fourmi mais les médias veulent du sensationnel, du scandale, ce n’est pas notre créneau. Notre leitmotiv aujourd’hui, c’est la diversification, des traitements comme des essences : il ne faut pas planter 20 ha d’une même essence. Il faut planter des espèces différentes. Quand le climat aura durablement changé, si vous avez planté une seule espèce, c’est quitte ou double. Si on en plante dix, peut-être que trois s’en sortiront. Mais tout cela coûte cher et le bois ne peut plus être la seule ressource pour entretenir une forêt malmenée qui pourtant bénéficie à tous. Face aux défis qui s’annoncent, le forestier n’a pas besoin de critiques dogmatiques mais d’un soutien fort de la société.