En ciblant exclusivement les acteurs de l’ultra fast fashion (en particulier Temu et SHEIN) dans le cadre de la nouvelle loi textile, les parlementaires ferment les yeux sur l’écrasante majorité de l’empreinte environnementale de la mode. Un positionnement a minima qui rend illisible toute tentative d’avancer vers un secteur textile véritablement plus durable.
Le projet de loi sur l’empreinte environnementale de la mode, actuellement en discussion, entend répondre à une urgence : celle d’un secteur textile devenu l’un des plus polluants au monde. Extraction des matières, production, transport, consommation d’eau, usage massif de substances chimiques, gestion des invendus : l’industrie de la mode, dans sa globalité, est responsable d’environ 10% des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Une réalité qui, à elle seule, justifie une intervention politique.
Pourtant, en décidant de focaliser leur action sur les seules plateformes ultra low-cost comme Shein ou Temu, les décideurs publics semblent réduire une question systémique à un problème de segments marginaux. Certes, ces acteurs illustrent une dérive poussée à l’extrême : des milliers de références renouvelées en temps réel, production à la demande, coûts très faibles, qualité aléatoire. Mais concentrer l’effort législatif sur ces seuls modèles revient à ignorer la responsabilité globale du secteur, y compris celle des grandes marques traditionnelles, voire de certaines enseignes françaises installées de longue date.
C’est un point souvent négligé : les acteurs historiques de la fast fashion — Zara, H&M, Primark, entre autres — ont un modèle de production basé sur l’anticipation de la demande. Ils conçoivent, produisent et livrent des gammes entières de vêtements avant même d’avoir une idée précise de leur succès commercial. Résultat : des stocks massifs, des invendus coûteux à gérer, et bien souvent, des destructions pures et simples. À l’inverse, les plateformes comme Shein ou Temu fonctionnent sur un modèle de production à la demande, en quantités limitées, ajustées aux comportements d’achat observés en temps réel. Un système qui, bien que critiquable à d’autres égards, limite considérablement les déchets liés à la surproduction.
L’empreinte écologique d’un jean vendu chez Zara ou H&M reste, dans bien des cas, comparable à celle d’un vêtement Shein. Le rythme de renouvellement des collections, la provenance des matières, le transport intercontinental et les pratiques d’incitation à l’achat compulsif traversent toute l’industrie. Le modèle du « toujours plus de nouveautés pour toujours moins cher » ne s’arrête pas aux portes du discount numérique.
C’est pourquoi nombre d’experts en développement durable s’inquiètent de la portée réelle de cette loi. En ciblant uniquement des plateformes chinoises, on court le risque de réduire la démarche à un signal politique sans effet structurel. Pire, cela pourrait servir d’écran de fumée : pendant que l’attention se focalise sur les excès les plus visibles, le reste de l’industrie continue de fonctionner sans transformation profonde.
Une politique textile durable ne peut se contenter de sanctions ciblées. Elle nécessite une vision systémique, capable de reconfigurer la chaîne de valeur de la mode, depuis la production de fibres jusqu’à la fin de vie des produits. Cela suppose des incitations claires pour encourager la relocalisation, la durabilité des matières, la transparence des chaînes d’approvisionnement, et l’accès à la réparation ou au recyclage.
Le consommateur ne peut pas être le seul levier de cette transformation. S’il est essentiel de sensibiliser à une consommation plus responsable, il serait illusoire de faire reposer le changement sur des choix individuels, surtout dans un contexte d’inflation et de précarité. Une véritable stratégie de durabilité suppose d’agir sur l’offre, en accompagnant les entreprises dans leur transition et en fixant des normes contraignantes pour l’ensemble du secteur.
Certaines pistes ont déjà été explorées : affichage environnemental obligatoire, extension de la responsabilité des producteurs (Éco-modulation), soutien aux labels textiles vérifiés. Mais elles peinent à s’imposer dans une stratégie cohérente. Aujourd’hui encore, les initiatives sont fragmentées, les critères de durabilité souvent opaques, et les arbitrages politiques influencés par des logiques de compétitivité à court terme.
Le secteur textile français pourrait pourtant devenir un laboratoire d’innovation sociale et écologique. De nombreux acteurs — entreprises, coopératives, tiers-lieux, structures de l’économie circulaire — sont déjà engagés dans des approches plus vertueuses. Mais ces efforts resteront marginaux tant que le cadre politique ne s’aligne pas avec clarté sur des objectifs environnementaux et sociaux ambitieux.
Plutôt que de se focaliser sur les seuls excès de l’ultra fast fashion, il serait plus efficace de repenser en profondeur le rôle du textile dans notre économie. Favoriser la sobriété sans imposer la rareté, encourager la création locale sans fermer les échanges, soutenir la durabilité sans pénaliser les plus modestes. C’est à ce prix qu’une transition textile peut être à la fois juste et efficace.
La mode durable n’est pas qu’un slogan ou une tendance. Elle doit devenir une stratégie industrielle, sociale et environnementale, appuyée par une vision politique forte. Cela suppose de cesser de réagir aux seuls symptômes et de s’attaquer aux causes structurelles. C’est aussi là qu’une loi ambitieuse peut faire la différence : non en stigmatisant, mais en transformant.