L’ONF qualifie la crise qui touche le massif du Jura de « fulgurante ». Pouvez-vous nous en dire plus sur sa nature ?
Deux événements se conjuguent : le premier était attendu, l’autre a davantage surpris les forestiers, au point de les déstabiliser et de fortement les inquiéter.
Forts de nos expériences des années passées, nous avions anticipé des difficultés concrètes et récurrentes dues au changement climatique. 2022 a notamment été une année extrêmement difficile pour le massif du Jura, qui a souffert de fortes sécheresses et de fortes chaleurs. Ces difficultés se traduisent par un décrochage progressif des peuplements de sapins, situés sur les premier et deuxième plateaux du Jura.
Ces peuplements déjà fragilisés laissaient présager, par un effet d’inertie, que des dégâts supplémentaires se révéleraient dans le temps. Le sapin s’affaiblit en raison des conditions extrêmes. Une fois affaibli, il subit des attaques d’insectes, qui lui sont fatales. L’insecte n’est pas le coupable, il n’est que le bourreau. Mais il est aussi le révélateur de l’état sanitaire des arbres. Or, en 2023, ce phénomène a pris une ampleur inattendue, en survenant dès les premiers mois du printemps. Un coup particulièrement dévastateur pour la pérennité des forêts de résineux, puisque certaines de leur population étaient très loin de leur maturité.
Contrairement à d’autres essences que l’on peut utiliser après leur mort, le sapin est une essence qui se conserve très mal. Une fois dégradé, même après quelques semaines ou quelques mois de dépérissement seulement, il est impossible d’envisager une utilisation en bois d’œuvre.
Si le dépérissement est un problème majeur pour la forêt, c’est aussi un problème pour la filière du massif du Jura toute entière.
Cet évènement s’est doublé d’un autre phénomène, cette fois-ci spécifiquement en altitude, sur les hautes chaînes du Jura – entre 1 000 et 1 500 mètres d’altitude -, dans les deux tiers sud du massif, presque exclusivement boisés d’épicéa, une essence autochtone, naturelle.
Ces peuplements ont été touchés par un phénomène que l’on connaît, qui a ravagé une partie importante du massif des Vosges entre 2018 et 2019, composée d’épicéas : une prolifération de scolytes. Le scolyte est un insecte meurtrier qui s’attaque aux arbres même s’ils sont sains. Il est littéralement capable de les faire passer de vie à trépas. Ces phénomènes sont souvent assez massifs, en surface, comme en volume. C’est exactement ce qui s’est produit… mais cette fois à haute altitude. Une chose que l’on pensait impossible, surtout à cette ampleur.
Car ces insectes sont très sensibles aux températures : on sait que les régions concernées sont des zones où les températures sont fréquemment fraîches, voire froides, qui connaissent des gelées atteignant moins 10 degrés, dès le mois d’octobre, comme cette année. Par conséquent, les cycles de reproduction des insectes sont plus rares dans l’année et leur prolifération bien moindre qu’en basse altitude.
De plus ces épicéas situés en station sont allègrement arrosés par les pluies d’orage et l’humidité ambiante. Ce sont d’ailleurs leurs conditions de prédilection.
Le fait est que cette année, et même à cette altitude, les peuplements ont souffert de conditions qu’ils n’avaient presque jamais connues : des températures extrêmement élevées, et ce sur une longue période en 2022. Ce climat s’est accompagné d’un déficit de précipitations, stressant énormément les arbres, qui n’y sont absolument pas habitués. Les scolytes ont alors explosé, entraînant des dégâts significatifs sur des populations d’épicéa déjà affaiblies. On constate aujourd’hui un stade d’épidémie.
Ces deux problématiques, qu’il s’agisse d’événements attendus ou non anticipés, découlent de la même cause, le réchauffement climatique. Elles rencontrent toutefois des réalités différentes. Dans un cas, nous avions préparé un modèle de lutte. L’autre cas a été fortement déstabilisant et a posé des difficultés supplémentaires, que ce soit dans l’approche ou dans la façon de régler la situation.
Ces évènements nous apportent un enseignement majeur : face au réchauffement climatique le terrain n’a aucun positionnement idéologique. Qu’il s’agisse d’une forêt de plantation, d’essence plus ou moins importée (ce qui peut être le cas du sapin sur le 1er plateau du Jura) ou d’une forêt totalement naturelle (dont la gestion est aujourd’hui encensée par certaines ONG environnementales) les résultats sont malheureusement les mêmes.
Florent Dubosclard, directeur départemental de l’ONF Jura, déclarait récemment dans un article de France 3 Régions, que le 100 % résineux des forêts jurassiennes « sera bientôt un concept du passé ». Votre constat est-il similaire ?
Je nuancerais un peu cette déclaration. À peu près partout dans le monde en zone montagneuse, jusqu’à preuve du contraire, il y a très peu d’essences feuillues adaptées à ces conditions.
J’aurais plutôt tendance à dire que la forêt sera évidemment différente demain et connaîtra une plus grande diversité d’essences résineuses, plutôt qu’une introduction généralisée du feuillu.
Nous pouvons nous lancer dans toutes sortes de supputations, et considérer que d’autres feuillus sur le sol français ou issus de l’étranger seraient capables de vivre correctement dans les plateaux et les hautes chaînes du Jura… En réalité, la liste est plus que limitée. En revanche, des résineux déjà installés sur de petites surfaces du Jura ou se développant dans d’autres territoires plus pourraient tout à fait convenir pour ce nouveau climat. Il nous faudra de toute façon des essences qui soient à la fois capables de résister aux températures élevées et aux sécheresses de plus en plus intenses, comme à des conditions hivernales rudes, qui continueront de l’être encore assez longtemps, selon les projections actuelles.
Les résineux ont-ils une fragilité particulière ?
Non. Chaque essence a son cortège d’agresseurs et sa sensibilité aux conditions qui l’entourent. Il en est de même pour le hêtre (un feuillu), présent naturellement sur les plateaux du Jura et dont les constats de dépérissement sont les mêmes, même s’il est moins touché par les scolytes. Il est important de ne pas considérer le résineux comme particulièrement sensible : le changement climatique complique la résistance des arbres dans certains secteurs géographiques, qu’il s’agisse de feuillus ou de résineux.
À quoi ressembleront les forêts du Jura dans 50 ans, ou plutôt à quoi devront-elles ressembler selon vous ?
Je pense qu’il faut faire preuve d’une grande modestie sur de telles projections. Nous avions des modèles qui étaient assez bien cernés jusqu’à présent, et qui ont fonctionné. Je fais ce métier depuis 40 ans. Ces quarante années m’ont conduit à avoir un certain nombre de certitudes sur la façon dont allaient se comporter différents peuplements que l’on avait favorisés ou installés. Ces modèles existaient depuis des centaines d’années, même s’il était évident que des accidents de parcours pouvaient survenir et surprendre : des tempêtes, des sécheresses… Ce que nous n’imaginions pas, c’est une bascule comme celle d’aujourd’hui. Une bascule qui nous pousse à revoir nos certitudes et à envisager l’avenir autrement. Selon moi, nous devons diversifier pour mieux gérer les risques.
Deux voies s’imposent à nous de manière concomitante : diversifier les essences et diversifier les modes de gestion. On ne peut imaginer l’avenir avec des modèles monolithiques, dans un sens comme dans l’autre. On peut entendre aujourd’hui qu’il n’y aurait qu’un seul modèle vertueux, celui du couvert continu par exemple – un terme actuellement à la mode – mais c’est aussi un modèle qui amène à des échecs. Il est indispensable de disposer d’un panel de solutions diversifiées qui permettent dans chaque territoire, dans chaque secteur, en fonction de ce que l’on est capable de faire du bois, et selon les moyens, de répartir les risques pour amoindrir leur impact.
Pouvez-vous nous en dire plus sur ces différents modèles de gestion et leur diversité ? Quels sont-ils ?
Traditionnellement, dans les écoles forestières, et ce, depuis toujours, on apprend qu’il existe quatre modes de gestion des peuplements forestiers.
L’un de ces modes est quasiment abandonné, même s’il persiste dans certains endroits. Il s’agit de la gestion en taillis. Elle consiste à couper l’ensemble des arbres d’une surface tous les 20 à 30 ans, puis, à laisser rejeter les souches pour produire du bois, destiné généralement à des usages de masse. L’inconvénient de cette méthode est qu’elle produit du mètre cube de bois de façon rapide, mais pas de bois d’œuvre, ce qui est visé en priorité en gestion forestière.
Le deuxième mode de gestion, c’est le taillis sous-futaie, avec toutes ses variantes. Il consiste à recruter en permanence des arbres de futaie pour la renouveler de façon constante . On dispose toujours d’arbres de toute taille, en dessous desquels on gère un taillis. Cela permet de produire du bois d’œuvre mais également du bois énergie. Cette méthode de gestion existe sur des surfaces très étendues, notamment dans les forêts privées de la moitié nord de la France.
Les deux derniers modes de gestion sont aujourd’hui sur le devant de la scène.
Tout d’abord, il y a la futaie régulière, qui consiste à élever sur une même parcelle l’ensemble des arbres au même âge, et donc à différents stades de leur maturité. Quand vient le temps de la maturité et donc l’âge prévu , on les récolte, soit en plusieurs étapes rapprochées, soit en une seule fois. Puis on passe au stade de la reconstitution et de la régénération de cette forêt. Elle se fait soit par voie naturelle, en laissant les arbres les plus âgés ensemencer le sol, soit par plantation, lorsqu’une régénération naturelle est difficile. Cela peut arriver sur certains sols, dans certaines circonstances, ou quand on est obligé de couper prématurément les arbres. Aujourd’hui, ce mode de gestion est remis en question par les environnementalistes qui lui attribuent tous les maux. Il reste tout de même largement majoritaire en France et permet de produire le bois d’œuvre dont a besoin la société, avec des impacts très limités comparativement à toutes les autres activités humaines.
Les environnementalistes lui opposent un autre mode de gestion, appelé traditionnellement la futaie jardinée, commun dans le Jura, notamment dans les zones d’altitude. Certains l’ont théorisé et ont voulu le développer dans d’autres contextes, que ce soit dans le feuillu, en plaine, ou l’appliquer à d’autres essences. La futaie jardinée a un cadre très strict, elle est scientifiquement bordée. Comme il est très difficile de la transposer à d’autres essences, les partisans des futaies, dites aussi irrégulières, ont fini par l’appeler forêt à couvert continu. Cette autre appellation découle d’un état permanent de la végétation : on tend à trouver un équilibre entre les jeunes arbres, les arbres en cours de croissance, et les arbres adultes. Il en résulte un aspect de forêt stable. L’une des vertus de la futaie irrégulière est qu’elle ne découvre jamais le sol. Elle a donc un intérêt environnemental.
C’est donc un débat qui divise la profession forestière : un camp prône la futaie régulière, l’autre la futaie irrégulière. Ma position, et celle de beaucoup de gens qui m’entourent, est de dire que ces deux modèles ont leur intérêt, dans des contextes particuliers pour chacun. Vouloir en promouvoir un par rapport à l’autre, est une erreur selon moi : nous avons besoin d’une multiplicité de solutions. Les certitudes n’ont pas leur place face aux problèmes que génère le changement climatique.
Enfin, l’on oublie de dire que la futaie irrégulière, dont on connaît parfaitement le fonctionnement et la dynamique, dans un cadre connu, rencontre aujourd’hui de nouvelles circonstances. Nos théories ne s’y appliquent plus de façon définitive.
Il y a donc un grand danger aujourd’hui à vouloir tenir un dogme ou s’enfermer dans l’équivalent d’une religion en faveur de l’un des modes de gestion. Si la futaie irrégulière a de gros avantages dans de nombreuses circonstances, la généraliser ne peut pas fonctionner.
En tant que Directeur général de Forêts & Bois de l’Est, quelles actions mène votre coopérative pour favoriser la résilience des forêts jurassiennes face au réchauffement climatique et à ses conséquences ?
Notre objectif est de diversifier nos modes de gestion ainsi que les essences que l’on introduit. Notre stratégie consiste à promouvoir une gestion active de la forêt en toutes circonstances, quel que soit le mode de gestion. On pourrait laisser la forêt se débrouiller, mais nous pensons qu’il est nécessaire de l’accompagner, de faire en sorte qu’elle soit encore là demain tout en apportant les services dont on a besoin.
Plus contextuellement, nous traversons une crise, qui nous place face à deux urgences. La première est d’exploiter aussi rapidement que possible les zones en cours de contamination. Je souligne que la crise n’est pas finie, et qu’elle a débuté au cours de cette année. Elle est vouée à connaître une accalmie pendant la période hivernale, puisque les températures empêcheront les insectes de se développer. Mais elle repartira de plus belle au printemps. On sait que notre peine sera de deux ou trois ans minimum, ce qui nous oblige à être sur le qui-vive en permanence pour exploiter aujourd’hui et le plus vite possible ce qui est possible de l’être. Cela se traduit par un travail d’identification des arbres contaminés, qui portent encore des insectes sur eux.
La seconde priorité est d’identifier les arbres complètement morts. Si nous ne disposons pas de moyens de lutte efficace contre la dissémination de l’épidémie, il est indispensable de nous projeter au plus vite sur la reconstitution des forêts touchées. Pour les reconstituer, les arbres morts doivent être enlevés. Ces actions nécessiteront de replanter dans la plupart des cas.
Il y a aussi un enjeu à très court terme. Les bois secs peuvent être extrêmement inflammables et présenter des risques de chute. Nous devons donc préserver la sécurité des personnes, le Haut-Jura étant une zone où l’économie touristique de pleine nature est extrêmement développée. Tous ses massifs sont parcourus de sentiers très fréquentés de randonnée ou de ski de fond. En laissant ces arbres morts sur pied, nous exposons les promeneurs à de gros dangers. Or, fermer purement et simplement les forêts serait synonyme d’une mise en péril de l’activité touristique locale.
Qu’il s’agisse d’exploiter rapidement les arbres en cours d’attaque ou de traiter les arbres morts, nous menons des actions d’urgence. C’est ce que nous avons fait dans les Vosges entre 2018 et 2021, après la canicule de 2003 ou encore après la tempête de 1999.
Quels leviers permettraient d’aider la coopérative ?
Nous avons besoin d’être mieux reconnus dans notre rôle de structuration et de bénéficier de moyens supplémentaires pour exploiter les forêts et pour les regrouper.
Au-delà des structures, ce sont surtout les propriétaires forestiers qu’il faut aider en les incitant à le faire dans un cadre mutualisé. Ils vont être amenés à financer eux-mêmes ces propres actions, or exploiter des bois secs dans des zones de futaie jardiné du Haut-Jura ou du Haut-Doubs peut rapidement être une opération déficitaire : un propriétaire forestier qui perd sa forêt en quelques semaines ou quelques mois ne peut pas être sollicité à nouveau pour financer lui-même des actions régénératrices. Certains le feront parce qu’ils ne supporteront pas l’idée de laisser leur forêt dans une telle situation de crise, mais beaucoup n’auront pas les moyens financiers pour s’engager ou ne souhaiteront tout simplement pas le faire. Il faut donc une prise en charge des propriétaires : les pouvoirs publics doivent les soutenir pour réexploiter rapidement leurs forêts, car c’est un besoin collectif. La société a besoin de ce bois.
Sans soutien aux propriétaires forestiers qui doivent nettoyer leurs parcelles, les exploiter puis les reboiser, la société s’expose à de grosses difficultés. La forêt jurassienne s’appauvrira au point de ne plus pouvoir alimenter une filière en bois résiliente.
Les mécanismes d’aides au reboisement existent, mais méritent d’être adaptés aux caractéristiques des forêts de haute altitude. Aujourd’hui, ces dispositifs sont calibrés pour des opérations classiques, de coupes de grosse surface, dont la topographie est relativement simple. Les préparations de terrain à l’implantation sont aisées et les schémas de plantation sont d’une géométrie simple. Les forêts du Jura ont une topographie bien plus complexe, impliquant des enchevêtrements de roches ou des peuplements qui, à l’origine, ne sont pas des peuplements réguliers, donc des peuplements futaie jardinés, générant des trouées ou des clairières à reboiser.
Ce modèle n’est pas forcément parfaitement pris en compte dans les dispositifs d’aide existants. Il faudrait les adapter, et, en amont, aider les propriétaires à récolter, ce qui a existé ponctuellement entre 2018 et 2021, mais qui n’est pas un dispositif installé.