Vous êtes à l’origine d’une forêt diversifiée et expérimentale. Pourriez-vous définir ce qu’est une forêt diversifiée ?
Nous avons effectivement une parcelle qui est partie de zéro. Des arbres y ont été plantés, mais la décision a été prise de laisser venir toutes les espèces spontanées. De fait, pas moins de 26 espèces d’arbres ont été recensées en plus de celles plantées. Il nous arrive même de couper des arbres plantés parce qu’on vient de découvrir une espèce peu fréquente, voire rare.
Je ne sais pas si on peut parler de caractère expérimental, disons que cette pratique sert d’exemple, tout comme elle est un pari. Un exemple car on suppose que des forêts aux essences diversifiées sont plus résistantes aux sécheresses (comme celle en cours en 2022 !) et aux attaques de parasites. Une vision catastrophiste des évolutions à venir serait d’ajouter : si une ou plusieurs espèces meurent, il restera toujours une forêt. C’est le cas par exemple du frêne atteint d’une maladie incurable qui disparaît littéralement à de rares exceptions près alors qu’il était un feuillu-roi de la forêt vosgienne.
Un pari, parce que la valeur et l’usage des espèces d’arbres est très inégale. Certains accusent les « industriels de la forêt » de favoriser ce qui les arrange, en particulier les résineux, forts nombreux ici dans les Vosges. Mais il faut être bien aveugle et hypocrite pour ne pas voir combien nous avons besoin de bois : ce sont les mêmes qui veulent supprimer les emballages plastiques et renoncer au béton qui dénoncent cette industrie qui leur fournit ce matériau extraordinaire qu’est le bois. En quoi donc sont faits les livres sur la déforestation ? Avant tout, ils n’ont aucune idée de l’histoire des forêts et de leur surexploitation jusqu’à il y a à peine 200 ans. Ce pari, c’est donc que dans plusieurs décennies, on saura valoriser des bois divers tout en conciliant avec la diversité biologique.
Pourquoi avoir fait le choix de reprendre cette forêt ?
Il s’agit d’une propriété familiale, et nous avons la chance que notre maison soit au milieu, en plein massif forestier des Vosges. J’y passais mes vacances depuis tout petit, autant dire que le contact avec le monde de la forêt a toujours été très intime. Après avoir été formé dans une grande école forestière j’ai travaillé 3 ans à l’Office National des Forêts que j’ai quitté pour une carrière de musicien, ce qui était ma vocation première. Mais je n’ai jamais perdu cette attirance organique pour la forêt. Désormais je peux m’y consacrer, avec l’envie de partager avec le public. Notre forêt fait un peu plus de 5 hectares : c’est loin d’être une grosse propriété. En ce sens, je rejoins les 3,5 millions de propriétaires français : encore une chose que le grand public ne sait pas puisque les trois quarts de la forêt française sont privés. Malheureusement, dès qu’on parle de forêts, on s’épanche sur les soucis de l’Office National des Forêts (ONF) qui sont certes légitimes à tous points de vue, mais on oublie la grande majorité des forêts qui ont leurs propres problèmes, mais aussi leurs propres richesses. Pratiquement personne ne connaît le Centre National de la Propriété Forestière (CNPF) qui a la lourde tâche de dynamiser la forêt privée avec 20 fois moins de moyens ! Il y a aussi des associations de propriétaires forestiers, comme Fransylva dont nous sommes membres. Tout un monde de personnes, d’organismes et de chercheurs qui travaillent à ce que la forêt française existe.
Quelles sont les espèces d’arbres que l’on retrouve dans votre forêt
On peut dire que nous avons trois sortes d’arbres, répartis en plusieurs zones. Des arbres à vocation forestière, comme l’épicéa, le sapin, le mélèze, complétés par l’érable à sucre du Canada, ou le châtaignier qui avait tendance à disparaitre dans notre région.
Des arbres que l’on peut qualifier de « spontanés » qui se sont installés par le vent et les oiseaux. Bien sûr le bouleau est très présent (c’est un conquérant), l’érable sycomore, le charme, le noisetier, le hêtre pour ne citer que les plus courants. Il y a aussi l’orme des montagnes, qui a failli disparaître d’Europe il y a une cinquantaine d’années à cause d’une maladie incurable. Nous avons la chance d’avoir de beaux ormes adultes, et surtout, nous découvrons des jeunes sujets, preuve qu’ils sont fertiles. Des arbres de collection, voire des plantations au caractère symbolique, comme le thuya, cet arbre si méprisé parce qu’il sert à faire des haies urbaines, alors qu’il est un superbe arbre forestier qui est sur la liste des espèces qui résisteront peut-être au changement climatique. Il en poussait naturellement en France il y a 8000 ans après la dernière glaciation !
En tout, cela fait un peu plus de 80 espèces.
Quels sont les travaux que vous réalisez dans votre forêt et à quoi servent-ils ?
Il y a des gens qui depuis leur canapé estiment que la nature se débrouille très bien toute seule et que ce devrait être un principe de base. La forêt étant en apparence le monde ultime de ce qui est « sauvage », elle ne devrait pas être touchée. Le rôle du forestier c’est de sculpter avec la lumière. Quand 20 bouleaux ont germé sur le même mètre carré, leur avenir et celui de leurs voisins est plus qu’incertain : intervenir c’est faire gagner du temps à la forêt, c’est détecter les beaux arbres, plantés ou non. Ces travaux ont donc pour but de les favoriser dans leur diversité, quels qu’ils soient. Je dois dire que le résultat est spectaculaire…et beau !
Pourquoi participez-vous à l’initiative Les Nuits des Forêts ?
Les Nuits des Forêts, je les ai commencées tout seul ! Je devais bien être le seul ado qui se levait à 5 heures du matin pour affronter la nuit et les craquements de la forêt pour guetter les animaux. Plus tard, je me suis aperçu que lors de balades en forêt avec des amis, je leur racontais naturellement tout ce que j’en savais. Un jour, en sortant de notre forêt, nous sommes entrés dans une parcelle de forêt extraordinaire, avec le sentiment d’entrer dans un lieu oublié, hors du temps : les sombres troncs des sapins posés sur un océan de mousses éclatantes de verdure sur un épais tapis d’humus, un petit torrent marqué par les cerfs. Mes amis marchaient doucement, sans bruit, comme s’ils entraient dans un monde sauvage, sur le territoire croisé de multiples animaux. Je venais juste de lire un article du botaniste Francis Hallé qui invite ses lecteurs à comparer une « forêt primaire », (c’est-à-dire intouchée des humains) à un champagne millésimé, les « champs d’arbres » (cette façon odieuse de définir les forêts qui seraient soumises à une exploitation honteuse) avec un verre de « coca tiède ». Je regardais mes amis explorer avec respect ce qui selon Francis Hallé n’était qu’une horrible monoculture d’épicéas « où rien ne pousse » qui sont décrites comme des horreurs écologiques. C’est là que j’ai décidé qu’il me fallait expliquer, transmettre ce qu’est la forêt, d’où elle vient et peut être où elle va, pour ne pas céder à la tristesse et à la colère. A la différence d’une petite élite qui prétend aimer les arbres et la forêt, soutenue par des ONG qui n’hésitent pas à mentir, le plus souvent par omission, nous voulons rapprocher le public du monde de la forêt et de ceux qui s’en occupent.
Mais la grande différence c’est qu’à la Forêt de Tiragoutte, on aime tous les arbres, quels qu’ils soient. Ils sont là, qu’ils soient dans des plantations de monoculture ou des endroits « naturels ». Nous observons la parcelle voisine d’une monoculture d’épicéas plantés avec bon sens par un ancien garde forestier, puis abandonnée par ses héritiers qui s’en fichaient et l’ont vendue à une SCI forestière. C’est ainsi. Nous prenons les forêts comme elles sont. Je me rends de plus en plus à des réunions de forestiers et d’acteurs de la filière du bois : on est loin, très loin, de la risible caricature « d’industriels destructeurs de la biodiversité ». Ces gens-là aiment aussi les arbres et la forêt, certains-même y laissent des plumes par passion, d’autres ne font rien et ont besoin d’être aidés. Nos concitoyens ont bien d’autres occasions d’être pris pour des grenouilles à qui on agite des chiffons rouges. Les coupes rases, le grand remplacement résineux, la surexploitation du bois, la destruction de la biodiversité (ce mot galvaudé à outrance) sont les poncifs habituels qui servent à générer de l’émotion tout en éloignant nos concitoyens de la réalité.
Il ne faut pas s’en cacher : ce sont des acteurs de la filière du bois qui financent le festival Les Nuits des Forêts. Il y a une montagne de messages à faire passer à nos concitoyens, c’est une saine réaction à ce qui est en passe de devenir un sujet de société. On leur explique cela au milieu d’une magnifique parcelle de diversité qui n’était rien d’autre qu’une coupe rase (qui a permis de l’acquérir !) il y a encore 11 ans. Une dame est venue me remercier lors de la dernière visite, me disant combien les discours anxiogènes faussaient sa perception de la forêt et de ceux qui s’en occupent.
Qu’attendez-vous de cet évènement ?
Sur les affiches créées pour les Nuits des Forêts, l’artiste a pris toutes les couleurs, sauf le vert. Je le prends comme un symbole fort : nous sommes invités à poser un autre regard sur la forêt, à leur donner un nouvel éclairage. Nous avons bien sûr beaucoup plus de monde lors des visites nocturnes avec des petites illuminations et un concert en forêt que lors d’une sortie passionnante avec un géologue ou un historien, mais nous entendons pérenniser les deux options, car le message est le même : c’est ça les Nuits des Forêts. J’espère que cet événement prendra l’importance qu’il mérite et que de plus en plus de propriétaires et forestiers y participeront.
En ce sens on peut parler d’utilité publique !
Quels sont vos projets futurs pour la forêt de Tiragoutte ?
La Forêt de Tiragoutte est à la fois une forêt et une association dont les activités sont justement d’informer le public sous forme de visites toute l’année, mais aussi d’être un lieu d’échange, pourquoi pas de recherche, avec des acteurs de la forêt. Nous avons de fréquentes visites de ces derniers, le plus souvent organisées avec le CNPF. En juillet prochain, nous accueillons 30 enfants et leur équipe pédagogique dans le cadre des Vacances Apprenantes. Demain matin, nous accueillons l’école du village pour la troisième fois.
Le message est toujours le même. Sans l’existence de notre espèce, il y aurait des forêts partout, c’est un fait. Mais sans les forêts, notre espèce n’existerait tout simplement pas.
Retrouvez plus d’informations sur la Forêt de Tiragoutte ici : www.tiragoutte.info