À Chantilly, les forestiers et citoyens de tout horizon réunis au sein du collectif « Ensemble, sauvons la forêt de Chantilly » se mobilisent pour sauver les arbres, sévèrement fragilisés. Entretien avec Daisy Copeaux, ingénieur forestier à l’ONF.
Chantilly est un poumon vert essentiel pour l’Ile-de-France. Quelles menaces pèsent aujourd’hui sur sa forêt ?
Il s’agit d’abord de l’accélération et de l’ampleur du dépérissement des arbres, en particulier des chênes. Selon les premières estimations, ce sont près de 230 000 chênes, de plus de 60 mètres de diamètre, qui sont en train de dépérir. Avec un calendrier de dépérissement que l’on ne maîtrise absolument pas. C’est un enjeu pour les gestionnaires qui ont à gérer cette crise, car cela représente 24 années de production. On est en train d’être amputé d’une capacité d’avenir pour cette forêt. Nous sommes face à une impasse financière, mais aussi technique. Comme les arbres meurent en grande quantité, il n’y a pas de jeunes arbres pour prendre le relai. Le peu de petits arbres qu’il y a est consommé par les ongulés présents en grand nombre comme les cerfs, les sangliers, les chevreuils. Ce ne sont pas les seuls : sur 70% de la surface, on fait face à une attaque généralisée des hannetons. Ces attaques sont permanentes : ils mangent les racines des arbres et des autres plantes aussi. C’est un facteur aggravant.
Nous sommes confrontés à des vagues de chaleur inédites. Depuis 2015, de manière systématique, ce sont des vagues à plus de 34°C qui brûlent les feuilles des arbres. Voilà la mécanique, le risque, si nous n’arrivons pas à agir. Nous aurons un blocage écologique, et l’écosystème disparaîtra. C’est une course contre le temps.
Comment est né le collectif “Ensemble, sauvons la forêt de Chantilly” et qui en sont les membres constitutifs ?
C’est dans ce contexte de course contre la montre qu’est né le collectif. Grâce au statut particulier du domaine de Chantilly, qui entretient des liens forts avec les élus et avec le Quai Conti, nous sommes allé chercher du soutien politique et scientifique. En se disant que si nous, avec ce statut particulier, nous n’arrivions pas à nous faire entendre, alors ce serait d’autant plus compliqué pour les autres. Il faut communiquer, car les forêts ne se sauveront pas toutes seules.
Le collectif “Ensemble, sauvons la forêt de Chantilly” n’est pas une association. C’est un mouvement de citoyens, qui pour le moment n’est pas institutionnalisé. Il est porté par l’Institut de France, mais pas uniquement. Nous nous sommes entourés de personnes aux profils variés. Cette forêt, c’est un bien commun : nous n’y arriverons pas tout seuls. Ce faisant, chacun a mis sur la table ses compétences et son temps. Ces gens sont venus en leur nom propre. Nous ne voulions surtout pas de guerre de chapelle. Chantilly est un espace neutre, où les forestiers de tous horizons, privés et publics, peuvent venir apporter leur contribution, quelle que soit leur parti ou leur association.
Pourquoi avoir choisi d’impliquer des citoyens au projet ?
Parce que cette crise est d’ampleur inédite dans l’histoire humaine. Elle n’est pas que locale. Nous avions entendu parler de forêts qui mouraient, comme lors de l’été 1976, ou à cause de tempêtes, ou d’une sylviculture pas assez dynamique…. Mais là, face à l’ampleur de la crise, et si la forêt devait mourir, nous voulions comprendre pourquoi. Et les explications ne nous ont pas suffi. Nous sommes remontés jusqu’en 1680, à la date des premières prises de mesure de la température. Avec ces données, nous avons reconstitué des modèles pour suivre l’évolution climatique : pluviométrie, température, évaporation…. Et nous avons confronté ça aux archives que nous avions au Château. Et avec les graphes en face des yeux, cela fait peur. Surtout, nous nous sommes rendu compte que depuis 2015, notre forêt faisait face à des déficits hydriques supérieurs à celui de 1976 (325mm), qui constituait jusqu’ici une référence, aujourd’hui largement dépassée. Un pic a eu lieu en 1959 à Chantilly, avec un déficit à 400 mm, et maintenant nous sommes à plus de 350 chaque année. Un chêne type à Chantilly à besoin de 200 à 300 litres d’eau par jour. Depuis 2015, il en manque 125 à 165 par jour. Ils vivent sur leurs réserves et nous ne l’avons pas vu venir.
Quelles premières pistes de réflexion avez-vous identifiées pour accroître la résistance de la forêt ?
Jusque dans les années 1990, nous bénéficions d’un climat très favorable aux plantes et stable. Notre agronomie a été construite sur ce modèle. Pour que les hommes ne manquent ni de nourriture ni de bois. Même si nous, forestiers, sommes très sensibles aux différentes espèces et à la biodiversité, notre modèle forestier reposait tout de même sur un modèle économique. Mais le cœur du métier, le modèle économique, c’était de perpétuer la ressource issue par exemple de ses grands parents, et de la préserver pour la transmettre à ses petits enfants, tout en optimisant la densité d’arbres. C’est un modèle qui a marché, sauf que depuis 10 ans, il ne marche plus. Aujourd’hui, on a pris conscience de la gravité.
Nous avons lancé avec l’INRA 300 placettes d’observation permanente à travers la forêt pour avoir vision globale. Nous avons mis en place 60 fosses pédologiques : l’idée est de croiser les compétences. Comment se comporte le sol ? Nous allons mettre en place de nouvelles méthodes d’analyse qui ne sont pas destructrices, pour porter un nouveau regard sur nos sols. Une bonne partie de la vie de l’arbre se passe par en dessous. Au niveau génétique, les arbres ont-ils des prédispositions génétiques ? Pourquoi certains vivent-ils alors qu’au contraire, d’autres meurent ?
Nous réfléchissons à de nouvelles espèces, qui s’hybrideront dans trente ans : il faut que les jeunes puissent suivre pour comprendre comment les végétaux s’adaptent. Nous travaillons là-dessus. Nous reconstituons l’histoire de la croissance des arbres. Nous menons des analyses chimiques pour comprendre comment l’arbre mobilise ses réserves en interne. Au contact des scientifiques, j’ai par exemple appris qu’un chêne, arrivé à 40 ans, tourne quasiment en autosuffisance. Il a d’importants besoins extérieurs quand il est jeune, mais arrivé à 40 ans, il a une capacité à stocker, à se réorganiser et à minéraliser les feuilles. Il capte ainsi les minéraux par le sol mais avant qu’elles ne tombent en les stockant à l’intérieur de lui. A l’exemple du chêne, on pourrait ainsi identifier des super champions. Mais comme tout s’accélère avec le changement climatique, il faut les repérer rapidement. Et avant de les introduire, il faut organiser la collecte.
Comment les forestiers font-ils évoluer leurs pratiques au regard du changement climatique ?
Ils se sont d’abord ouverts à la société. Il y a de la peur. Et en fait, quand nous expliquons notre travail aux gens, la confiance s’établit, et on peut tous se mettre au travail. On forme une communauté : en tant que forestier, on ne se sent plus seuls. Ils ont partagé leur métier avec beaucoup de générosité. Ensuite, nous avons décidé d’arrêter les coupes rases : cela devient une pouponnière à hannetons. Nous partageons avec d’autres forestiers comme à Compiègne, qui vivent le même drame que nous. L’idée, c’est de garder une forêt qui puisse garantir de la nourriture pour les ongulés, qui ont aussi leur place dans la forêt. Nous sommes allé chercher de l’aide, dans le privé et le public, chez des gens qui faisaient autrement. C’est comme ça que des experts privés comme Frank Jacobé sont venus échanger avec nous, et que nous avons mis en place d’autres façons de faire. Par exemple, avec un schéma de circulation des engins qui soit pérenne dans la forêt, avec interdiction de sortir des chemins.
En un hiver, on a repris la main sur un tiers de nos chantiers d’exploitation de bois. Avec une qualité exemplaire, grâce à des bûcherons qui connaissent leur métier et qui prennent soin de ce qui se passe en dessous. Face à tous ces enjeux, le travail du forestier est aujourd’hui crucial. Le forestier à un nouveau métier, et il lui faut gagner du temps. La société doit prendre ses responsabilités pour réduire les gaz à effets de serre. Si nous réussissons à sauver les forêts, nous aurons gagné notre lutte contre le changement climatique. C’est sur chaque territoire que cela va se jouer : chasseurs, professionnels du bois, naturalistes… Si nous perdons les arbres, nous perdons les animaux, nous perdons tout. Les gens aiment la forêt, donc c’est mobilisateur. Ne sombrons pas dans la panique. Il faut rencontrer les forestiers. Le forestier doit être un repère, il doit être rassurant. Pour que chaque territoire s’empare du sauvetage de sa forêt.